Se laisser flotter en suivant le léger courant qui agitait le Doubs à la Roche au Brochet, en aval de Saint-Ursanne, transformait la baignade vespérale en aventure exquise. C'était un des plaisirs simples, comme de s'arrêter au milieu du col de la Croix pour contempler l'assaut de verdure, que nous avions redécouverts au retour dans la région. Après toutes ces années d'absence, le paysage semblait ne pas avoir changé.
Le viaduc sans lequel la boucle du Doubs ne serait pas complète, le quadruple saut du pont de Saint-Jean de Népomucène, la route étroite qui longe la rive et les saules plongeant leurs rameaux dans l'eau, toute la vallée nous avait attendus. Nous faisions semblant d'ignorer les nouvelles usines aux tôles laquées, les constructions à mi-hauteur, les parkings; tout ce qui trahissait nos souvenirs.
En simples passants nous nous étions approprié le paysage comme un spectacle. Nous en étions restés au romantisme et à l'esthétisme des impressions d'hier. Sans lien avec la familiarité et la vision quotidienne offertes aux habitants du lieu.
Car, il n'y a pas de paysage sans pays. Il n'est que l'étendue d'une portion de territoire qui s'offre à la vue d'un observateur, disent les dictionnaires. Il n'existe pas sans un habitant, un touriste ou un photographe, un peintre ou un passant qui le capte, y projette ses émotions, son expérience puis le représente. A sa façon. C'est ce qui nous relie au monde. Alors le paysage nous renvoie à notre propre lieu culturel, à ce qui nous est familier.
Il se trouve que le long du Doubs vivent, travaillent, se rencontrent des hommes et des femmes. Chacun avec ses habitudes, ses préoccupations et ses expériences. Chacun avec sa vision et son interprétation de ce qu'il a sous les yeux chaque matin. Parfois il ne les voit même plus. Le paysage est cette rencontre entre la culture et la nature voire l'état bâti. D'entrée, Thomas Brasey nous donne à voir un environnement écrasant. La forêt s'impose avec un vert profond d'où ne se détache que l'éclair d'un arbre mort. Ce panorama idyllique, avec ses harmonies qui passent du céladon au noir des épicéas, avec ses équilibres, sa vitalité, sacrifiant les éléments individuels au profit de la masse du feuillage et des ramures, tout cela pourrait incarner la permanence d'une nature intacte. Mais, nous le ressentons-bien, cette image est déjà du passé. Comme nous en alerte le tronc mort, au centre. Car avec l'urbanisation inéluctable d'un territoire exigu, les traces humaines s'insinuent jusque dans les environnements que nous avions crûs inviolés.
Phénomène récent, dans les grandes agglomérations c'est la nature qui se faufile dans les interstices laissés entre les pâtés d'immeubles, les rues ou les lignes ferroviaires. A l'inverse, dans ce Clos-du-Doubs que la topographie a mis un peu à l'écart, les signes de présence humaine s'inscrivent en lisière de nature, occupent les espaces libres entre le fil de l'eau et la montagne. Ce sont précisément ces détails révélateurs que traque le photographe dans son reportage le long du Doubs.
Nous sommes loin désormais du «paysage philosophique» cher à Jean-Jacques Rousseau pour qui la nature est d'abord un objet de rêverie. Ou de la vision romantique et un brin déprimée de Châteaubriand, ministre de Louis XVIII en disgrâce, réfugié sur les bords du lac de Neuchâtel, qui ne voit du Jura que «les flancs noircis de pins qui montaient à pic sur nos têtes et un lac désert». Avec pour toute distraction «un maigre chat noir qui pêchait de petits poissons dans un seau». Comment ce lac de Bienne, qu'il aperçoit des sommets du Jura, a-t-il pu dicter «les plus heureuses inspirations à Jean-Jacques Rousseau», s'interroge-t-il, lui que rien ne charmait plus, même pas «les jardins peignés de M. de Pourtalès».
Au pittoresque exalté ou mélancolique a succédé une vision documentaire poussée à l'extrême, créant une nouvelle esthétique. Le photographe joue avec les décalages entre notre vision romantique et les détails qui révèlent notre impact sur l'environnement. Et cassent l'harmonie. Le regard contemporain devient fragmentaire, insiste sur les contrastes, les dissonances. Il privilégie l'écoulement du temps, les transitions plutôt que l'immuabilité. Il n'est donc pas innocent que l'objectif du photographe passe ainsi sans prévenir de Suisse en France, puis de France en Suisse. A nous de décrypter, par d'infimes indices, la traversée de la frontière. Nous sommes dans un pays de passages. De lente mutation.
D'ailleurs, dès sa deuxième photographie, Thomas Brasey nous donne les clés de sa démarche. La masse écrasante de la forêt est toujours là, mais à la place des buissons d'un vert clair voici la ligne basse des maisons ouvrières du début du 20e siècle. C'est que la vallée du Doubs n'a pas seulement été transformée par la présence humaine, avec l'exploitation forestière, les défrichements nécessaires à l'agriculture. De longue date, la force hydraulique et l'énergie du bois ont été exploitées par une modeste industrie: des moulins, des scieries, des verreries, des fonderies.
Dans le numéro d'octobre 1911 de « Heimatschutz», le bulletin de la Ligue pour la conservation de la Suisse pittoresque, le rédacteur Paul Roches s'inquiétait de l'implantation de «vastes usines électriques… qui ont ouvert des brèches énormes au milieu des forêts, ont coupé d'un barrage impitoyable les rapides et les chutes». Même si «on ne voit pas encore sur les bords du Doubs ni fabriques immenses ni logements d'ouvriers en style de casernes». Ce que regrettait il y a déjà plus d'un siècle le Bâlois Paul Roches, ce sont «ces incomparables solitudes qui perdent un peu du mystère qui faisaient leur charme… et le flot débordé de la civilisation».
Cette domestication de la nature par l'homme a pourtant créé ces paysages familiers auxquels nous tenons. Ce chalet à peine visible dans la masse végétale, cette ligne de bouées blanches sur le miroir émeraude du Doubs, sont-ils si agressifs? Ce qui révèle la modification de notre regard sur l'environnement, c'est l'intérêt que nous portons à ces minuscules points blancs sur l'eau. Sans eux la photo serait sans doute banale. Il suffit de tourner la page pour en comprendre le sens. Et saisir, en aval des bouées blanches, l'émotion qu'a pu ressentir un jour Paul Roches face à «ce barrage impitoyable» sur le cours de la rivière. Un barrage si inoffensif et si familier à nos yeux contemporains.
Un toit de caravane dans le feuillage, une ligne électrique, un panneau routier à peine visible: non seulement le regard d'aujourd'hui n'est plus troublé par cette irruption d'éléments étrangers, mais il prend un certain plaisir à décrypter ces accidents de la vue. Après avoir contribué à inscrire au patrimoine une Suisse pittoresque chère à Heimatschutz, la photo s'ingénie à nous mettre sous les yeux l'invisible, le «non regardé», comme le panneau indicateur vide de contenu ou la poubelle perdue sur son pâturage, la tente qui n'abrite rien ou les portières qui n'ouvrent plus de voiture. L'appareil photo excite notre imagination et montre ce que l'œil seul est incapable de voir. Comme les sept boîtes aux lettres qui attendent le courrier des sept nains de la forêt.
On peut aussi ne considérer la photo que d'un point de vue esthétique, pour l'harmonie de sa construction. Comme l'église toute blanche, isolée dans un chromatisme mentholé et vers laquelle toutes les lignes convergent. Ou les tiges fragiles de l'arbrisseau et du lampadaire au pied de la masse des piliers du viaduc. Mais à tourner les pages du reportage de Thomas Brasey, le malaise s'installe. Est-ce ce à cause du vert si omniprésent qu'il en deviant oppressant? Un vert impossible à peindre en raison de sa dureté nous avait dit un jour un aquarelliste habitué à la vibration des côtes normandes.
C'est plus sûrement parce que dans ce paysage des bords du Doubs, façonné par les hommes autant que par la force de la nature, nous n'avons croisé aucun être vivant. Ni hommes ni bêtes. Un terrain de foot, un quartier et sa rue en point d'interrogation, une fontaine qui se noie sous la mousse, un camping avec ses caravanes serrées les unes contre les autres pour se protéger de la forêt. Et le poilu du monument aux morts auquel même le poing de la victoire a été dérobé. Des traces d'humains, des signes comme des appels, mais au final un pointillé lumineux sur la route et qui se perd dans la nuit. Des hommes, nous n'en gardons que l'idée. Comme dans un poème de Louis Aragon: «Est-ce ainsi que les hommes vivent et leurs baisers au loin les suivent…».
Nous en étions-là de nos réflexions, empreintes de mélancolie, sur cette «absence si présente» de l'être humain, quand, à la dernière page, alors que nous avions cru pouvoir refermer le livre, Thomas Brasey nous livre un mystère, une interrogation: la Vierge au manteau bleu. Si minuscule, à peine visible. Mais seule figure humaine, si l'on peut dire, à faire face, à nous regarder. Quand nous ne voyons personne, quelqu'un nous voit.
Yves Petignat