Où est la frontière ? Où sont les limites ?
Un territoire, une rivière, deux cités. Entre les deux une frontière séparant la Suisse de la France, la Suisse de l'Europe. Comment le photographe s'approprie-t-il ce territoire, quel est son point de vue, quels sont les signes qu'il enregistre à travers son objectif pour nous donner sa propre lecture de ce paysage, en nous invitant à y poser un autre regard, en usant de sa liberté, dans les limites de la commande ? La frontière, les limites. Voilà le postulat.
C'est un territoire qui se situe entre Saint-Ursanne et Saint-Hippolyte, dans l'Arc jurassien, en pays catholique.
Saint-Ursanne est une cité médiévale, qui doit son nom au moine irlandais Ursicinus, une ville de la taille d'un village qui, dans ses murs, protège une splendide collégiale du XIIe siècle.
Au long de son histoire, elle a vécu sous l'autorité de l'Evêché de Besançon puis de l'Evêché de Bâle ; la Révolution française a détruit son Château; elle appartint à la France de 1793 jusqu'en 1815, quand elle devint bernoise après le Congrès de Vienne et enfin, depuis 1979, suite au plébiscite du peuple jurassien, elle fait partie de la République et Canton du Jura, 23e Canton de la Confédération helvétique. Nous sommes en Suisse.
Saint-Ursanne a connu des périodes de prospérité grâce à l'activité des chanoines, à la présence de l'Evêque dans ses quartiers d'été, puis grâce à l'industrie, en particulier de l'Usine de boîtes de montres Piquerez (1875), devenue Thécla S.A. qui traitait le matriçage à chaud des métaux non-ferreux. Cette usine emblématique au bord du Doubs a connu de nombreux propriétaires, hélas de moins en mois concernés par l'économie locale. En 2009, elle comptait encore 140 employés, dont de nombreux travailleurs frontaliers venus de la Franche-Comté voisine. Elle finira par fermer ses portes en 2015. L'histoire de cette entreprise résume hélas le destin de l'activité industrielle au bord du Doubs, qui n'a pas trouvé de relève aux anciens moulins, forges et verreries établies au bord de la rivière aux 17e et 18e siècle.
Aujourd'hui, Saint-Ursanne vit principalement du tourisme en lien avec la destination que représente le chef-lieu de Porrentruy, à une heure de Bâle, et désormais à deux heures et demie de Paris.
Saint-Hippolyte est un village du Haut-Doubs entouré de frondaisons calcaires, un bourg encaissé dans la vallée du Doubs, au confluent du Dessoubre qui remonte au Val de Consolation. Il a été assez tôt un centre local, promu au rang de ville en 1298, chef-lieu de la «Franche Montagne», il fut même un temps une sous-préfecture. Le site est agréable bien que modeste, avec de belles maisons en surplomb, quelques commerces, une église du 14e siècle et un couvent d'ursulines du 18e. La commune est dans l'arrondissement de Montbéliard, lui-même dans le Département du Doubs. En aval, c'est Sochaux et les Usines Peugeot. C'est La France.
C'est un lieu de passage sur la route de Pontarlier et la route nationale traverse le village en générant un intense trafic. Autos, motos, camions, le bourg est coupé en deux ; c'est parfois dangereux, mais c'est aussi une aubaine pour les commerçants et les hôteliers-restaurateurs du lieu qui profite de cette clientèle qui s'arrête volontiers au bord du Doubs.
Saint-Hippolyte était connue pour ses tanneries au fil du Doubs, une activité très polluante qui a disparu. Son usine au bord de l'eau, c'est la fabrique d'éponges, dont les plus vieux bâtiments datent de 1850. Elle est située à 680 mètres d'altitude entre Pont-de-Roide et Saint-Hippolyte. On y fabrique des éponges végétales à base de pâte de bois, importée d'Amérique. Pour la cellulose, pas de résineux, il faut du feuillu. L'Usine Facel emploie 35 salariés.
Ici aussi, dans cette vallée, les forges ont disparu, l'éponge a remplacé le fer.
« Le doux use le dur », comme on le dit parfois.
Et bien, parlons en du Doubs, puisque c'est l'objet de ce travail de commande à Thomas Brasey, photographe.
Le Doubs est une rivière qui prend sa source à Mouthe dans le Jura français, il est long de 453 kilomètres, dont 430 km sur le territoire français. Entre Villers-le-lac et Goumois, la frontière entre la France et la Suisse est au milieu du Doubs, il est rivière frontière et aussi rivière lien.
Les échanges sont multiples, plus ou moins légaux. Autrefois, on « passait » des montres, du chocolat, du tabac, de la viande, même du bétail. Les chemins de la contrebande étaient habilement traversés à pied, en barque ou à gué. Aujourd'hui, on passe la frontière en voiture surtout pour aller travailler « de l'autre côté ».
On se rencontre aussi entre filles et garçons, on échange des mots doux, des baisers, parfois des bagues de fiançailles. J'imagine que l'église de La Motte, photographiée par Thomas Brasey a célébré des noces « transfrontalières » entre jeunes gens de l'Ajoie et du Haut-Doubs, unis pour le meilleur et pour le pire devant Dieu, le même de chaque côté.
La frontière est universellement le symbole de l'interdit, du danger et de la transgression, le frisson du désir. Passer la frontière, c'est franchir les limites.
Dans le territoire qui nous intéresse, entre Saint-Ursanne et Saint-Hippolyte, le Doubs est tantôt entièrement suisse dans sa boucle du Clos-du-Doubs, là où la rivière renonce à son destin rhénan, bloquée par la chaîne du Mont-Terri, elle prend son parti d'aller rejoindre la Saône et le Rhône, en obliquant vers l'ouest. A Saint-Hippolyte, elle est en territoire français. Les deux cités médiévales sont distantes de 32 kilomètres par la route, la frontière entre la Suisse et la France est à la Motte, où se dressait fièrement le Manoir de Montjoie, une puissante forteresse du XIIIe siècle qui surveillait le défilé que forme à cet endroit la vallée.
LE POINT DE VUE DU PHOTOGRAPHE
Tout commence toujours par une rencontre. Thomas Brasey, photographe diplômé de l'ECAL de Lausanne, est aussi Docteur en Chimie de l'EPFL, il enseigne dans un collège privé à Berne, car il ne vit pas encore totalement de la photographie. Thomas est un homme pudique, qui réfléchit beaucoup, il peut être sombre parfois, il a ses révoltes à lui, mais son âme est d'une grande douceur.
Après la rencontre vient le temps de l'engagement et de la confiance scellée entre le commanditaire et le photographe. Thomas Brasey a accepté le pari de produire une série d'images dans un temps très court, environ quatre mois, avec de nombreux déplacements dans le Jura, un pays qu'il connaît bien puisqu'une partie de sa famille habite à Boncourt, commune située à la frontière avec le Territoire de Belfort.
« Le Doubs, un paysage en transformation dans le regard des photographes » tel était le titre choisi pour cette session du Forum transfrontalier consacrée à la représentation de ce territoire par la photographie, avec ses ressemblances et dissemblances, de part et d'autre de la frontière.
Thomas Brasey a parfaitement répondu à notre attente. Il a produit des images originales, sans concession, loin du pittoresque et du romantisme que l'on attribue généralement à ce paysage, comme s'il était immuable. Il ne l'est pas, il se transforme, il est le résultat de l'histoire et d'interventions multiples. Thomas Brasey nous en propose une lecture qui incite à la réflexion. Son regard interroge, il peut déranger certains esprits conservateurs, il ne laisse pas indifférent et c'est bien là que l'exercice est parfaitement réussi.
"L'art est fait pour inquiéter, la science est faite pour rassurer. » disait Georges Braque. Thomas Brasey le sait bien, lui qui est autant un scientifique qu'un artiste, en phase avec son temps.
NATURE VS CULTURE
Ce qui frappe dans les images de Thomas Brasey, c'est la présence massive de la nature, de la forêt en particulier. Peu de ciel. Au premier regard, on ne voit que du vert. Il semble remplir tout le cadre. Puis, en regardant bien, on peut lire les signes qui traduisent la présence d'objets dans le paysage ; des maisons, un barrage, une usine, une église, des pylônes, des panneaux de signalisation, les piliers d'un pont, une voiture, une caravane, un camping, un but de football perdu au milieu d'un champ trop vaste – image emblématique de la série – une cabane en lisière de forêt. Toutes actions humaines qui tentent de défier cette nature indomptable. La forêt gagne sur la civilisation. Elle semble prête à l'engloutir, comme cette usine d'éponges de Pont-de-Roide qui se laisse absorber par la forêt avide, comme une éponge justement !
Les hommes sont blottis au fond des vallées, dans leur cité, dans leurs maisons, dans leurs caravanes, inquiets et résignés à vivre entourés de cette nature muette autant qu'imposante.
Dieu offre sa miséricorde, la Vierge Marie est là, en pierre, toute petite, presque perdue à l'orée de la forêt. L'église est en plein champ, le cadran de son horloge bien visible donne l'heure de la messe ; elle appelle les fidèles et nous rappelle l'inexorable marche du temps. Tempus fugit.
« La photographie ne peut représenter ni l'enfer, ni le paradis » proclamait le peintre Edvard Munch. C'est vrai et c'est ce qui fait son intérêt, la photo est le réel, ce qui a été là, devant l'appareil du photographe, à ce moment-là. La photographie n'est rien d'autre que le temps arrêté. La photo est muette, elle ne sauve pas, au contraire elle creuse la douleur du temps qui passe [1]. Perdus dans nos rêves d'Arcadie, nous tentons d'échapper à notre captivité en produisant des images suffisamment consolatrices pour nous sauver du néant. Il manquera toujours une image, celle qui serait parfaite à nos yeux. En fait, elle existe déjà, elle est à l'intérieur de nous, au plus profond de notre quête des origines. Le titre est bien choisi : «Démons et merveilles » [2].
Thomas Brasey photographie de jour en couleurs, la nuit en noir et blanc. La nuit, il prend la route, et dans ses phares il capture des objets et des formes, plus ou moins anecdotiques, plus ou moins cocasses ou tragiques, telle cette statue d'un soldat de la guerre de 14-18 qui lance son bras au ciel, comme une harangue. Hommage à Blaise Cendrars, sa main est coupée...
Thomas Brasey fait sa propre archéologie, il s'amuse aussi ; une portière de voiture adossée à la paroi d'une maison banale, devient un objet d'étude aussi intéressant qu'un sarcophage de style mérovingien. Là, une poubelle, là un poteau indiquant la douane, là une haie qui forme une barrière, protégeant une propriété privée. La limite entre l'espace public et l'espace privé, voilà bien une frontière universelle !
ST-URSANNE - ST-HIPPOLYTE : DEMONS ET MERVEILLES
On voit la frontière, on voit les limites, on voit le jour et la nuit, la nature et la culture, mais où est la rivière, où est le Doubs ?
Eh bien, on le voit peu, mais il est là, parfois hors-champ. Si on ne le voit pas dans toutes les images, on le pressent, on l'entend, il coule inexorablement, il est le vecteur de la narration, il est le lien entre tous ces éléments, il est la permanence ; le passé, le présent et le futur, il charrie tout, tout le temps, le meilleur comme le pire, il est le temps long, le silence, il fait son lit chaque jour et chaque nuit, il prend son temps. Il est sans frontière et sans limites, car sa source est mystère et ses eaux appartiennent autant à la Méditérranée que celles de la Saône et du Rhône réunies. Méditerranée, Mare Nostrum, notre mer à tous, ouverte sur le monde.
Marcel Schiess
[1] Annie Ernaux, Le Vrai Lieu, Gallimard, Paris 2014
[2] Titre de travail du projet de Thomas Brasey